Le chien de Montargis

Jugement de Dieu au XIVe siècle - (D'après un article paru en 1834)

« Il y avait un gentilhomme, que quelques uns qualifient avoir été archer des gardes du roi Charles V, et que je crois devoir plutôt qualifier gentilhomme ordinaire, ou courtisan, pour ce que l'histoire latine, dont j'ai tiré ceci, le nomme Aulicus ; c'était, suivant quelques historiens, le chevalier Macaire, lequel étant envieux de la faveur que le roi portait à un de ses compagnons, nommé Aubry de Montdidier, l'épia si souvent qu'enfin il l'attrapa dans la forêt de Bondy, accompagné seulement de son chien (que quelques historiens, et nommément le sieur d'Audiguier, disent avoir été un lévrier d'attache), et trouvant l'occasion favorable pour contenter sa malheureuse envie, le tua, et puis l'enterra dans la forêt, et se sauva après le coup, et revint à la cour tenir bonne mine.

Le chien, de son côté, ne bougea jamais de dessus la fosse où son maître avait été mis, jusqu'à ce que la rage de la faim le contraignit de venir à Paris où le roi était, demander du pain aux amis de son feu maître, et puis tout incontinent s'en retournait au lieu où le misérable assassin l'avait enterré ; et continuant assez souvent cette façon de faire, quelques uns de ceux qui le virent aller et venir tout seul, hurlant et plaignant, et semblant, par des abois extraordinaires, vouloir découvrir sa douleur, et déclarer le malheur de son maître, le suivirent dans la forêt, et observant exactement tout ce qu'il faisait, virent qu'il s'arrêtait sur un lieu où la terre avait été fraîchement remuée ; ce qui les ayant obligés d'y faire fouiller, ils y trouvèrent le corps mort, lequel ils honorèrent d'une plus digne sépulture, sans pouvoir découvrir l'auteur d'un si exécrable meurtre.

Comme donc ce pauvre chien était demeuré à quelqu'un des parents du défunt, et qu'il le suivait, il aperçut fortuitement le meurtrier de son premier maître, et l'ayant choisi au milieu de tous les autres gentilshommes et archers, l'attaqua avec une grande violence, lui sauta un collet, et fit tout ce qu'il put pour le mordre et pour l'étrangler. On le bat, on le chasse ; il revient toujours ; et comme on l'empêche d'approcher, il se tourmente et aboie de loin, adressant les menaces du côté qu'il sent que s'est sauvé l'assassin. Et comme il continuait ses assauts toutes les fois qu'il rencontrait cet homme, on commença de soupçonner quelque chose du fait, d'autant que ce pauvre chien n'en voulait qu'au meurtrier, et ne cessait de lui vouloir courir sus pour en tirer vengeance

Le roi étant averti par quelques uns des siens de l'obstination du chien, qui avait été reconnu appartenir au gentilhomme qu'on avait trouvé enterré et meurtri misérablement, voulut voir les mouvements de cette pauvre bête : l'ayant donc fait venir devant lui, il commanda que le gentilhomme soupçonné se cachât au milieu de tous les assistants qui étaient en grand nombre. Alors le chien, avec sa furie accoutumée, alla choisir son homme entre tous les autres ; et comme s'il se fût senti assisté de la présence du roi, il se jeta plus furieusement sur lui, et par un pitoyable aboi, il semblait crier vengeance, et demander justice à ce sage prince. Il l'obtint aussi ; car ce cas ayant paru merveilleux et étrange, joint avec quelques autres indices, le roi fit venir devant soi le gentilhomme, et l'interrogea et pressa assez publiquement pour apprendre la vérité de ce que le bruit commun, et les attaques et aboiements de ce chien (qui étaient comme autant d'accusations) lui mettaient sus ; mais la honte et la crainte de mourir par un supplice honteux, rendirent tellement obstiné et ferme le criminel dans la négative, qu'enfin le roi fut contraint d'ordonner que la plainte du chien et la négative du gentilhomme se termineraient par un combat singulier entre eux deux, par le moyen duquel Dieu permettrait que la vérité fût reconnue.

Ensuite de quoi, ils furent tous deux mis dans le camp, comme deux champions, en présence du roi et de toute la cour : le gentilhomme armé d'un gros et pesant bâton, et le chien avec ses armes naturelles, ayant seulement un tonneau percé pour sa retraite, pour faire ses relancements. Aussitôt que le chien fut lâché, il n'attendit pas que son ennemi vînt à lui ; il savait que c'était au demandeur d'attaquer ; mais le bâton du gentilhomme était assez fort pour l'assommer d'un seul coup, ce qui l'obligea à courir çà et là à l'entour de lui, pour en éviter la pesante chute.

Mais enfin tournant tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, il prit si bien son temps, que finalement il se jeta d'un plein saut à la gorge de son ennemi, et s'y attacha si bien qu'il le renversa parmi le camp, et le contraignit à crier miséricorde, et supplier le roi qu'on lui ôtât cette bête, et qu'il dirait tout. Sur quoi les escortes du camp retirèrent le chien, et les juges s'étant approchés par le commandement du roi, il confessa devant tous qu'il avait tué son compagnon, sans qu'il y eût personne qui l'eût pu voir que ce chien, duquel il se confessait vaincu... Macaire fut envoyé au gibet, suivant des mémoires envoyés de Montargis. »

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