Le chien truffier selon Jean-Henri FABRE

Texte tiré de "Souvenirs entomologiques"

Qui n'a pas vu le chien cherchant la truffe ignore une des plus belles prouesses du sens olfactif. Absorbé dans ses fonctions, l'animal va, le nez au vent, le pas modéré. Il s'arrête, interroge le sol d'un coups de narines, et, sans insister, gratte un peu de la patte. « Ca y est, maître, semble-t-il dire du regard ; ça y est. Foi de chien, la truffe est là. »

Et il dit vrai. Le maître fouille au point indiqué. Si la houlette s'égare, le chien la fait remettre dans la bonne direction en reniflant un peu au fond du trou. N'ayez crainte des pierrailles, des racines rencontrées : en dépit des écrans et de la profondeur, le tubercule viendra. Nez de chien ne peut mentir.

Subtilité d'odorat, dit-on. Je veux bien, si l'on entend par là que les fosses nasales de l'animal sont l'organe percepteur ; mais la chose perçue est-elle toujours une simple odeur dans la vulgaire acception du terme, un effluve comme l'entend notre propre impressionnabilité ? J'aurais quelques raisons d'en douter. Racontons la chose.

A diverses reprises, j'ai eu la bonne fortune d'accompagner un chien des mieux experts en son métier. Certes il ne payait pas de mine, l'artiste que je désirais tant voir travailler : chien quelconque, placide et réfléchi, disgracieux, mal peigné, non admissible aux intimités du coin du feu. Talent et misère fréquemment vont de pair.

Son maître, célèbre rabassier [ Rabasso est le nom provençal de la truffe. D'où le terme de rabassier pour désigner un chercheur de truffes. ] du village, convaincu que mon dessein n'était pas de lui dérober ses secrets et de lui faire un jour concurrence, m'admit en sa compagnie, gracieuseté non prodiguée. Du moment que je n'étais pas un apprenti, mais un simple curieux qui dessinait et mettait par écrit les choses végétales souterraines, au lieu d'apporter à la ville mon sachet de trouvailles, gloire de la dinde aux fêtes de la Noël, l'excellent homme se prêta de son mieux à mes vues.

Il fut convenu entre nous que le chien agirait à sa guise, avec la récompense obligatoire après chaque découverte, n'importe laquelle, un croûton de pain gros comme l'ongle. En tout point gratté de la patte il serait fouillé, et l'objet indiqué serait extrait sans préoccupation de sa valeur marchande. Dans aucun cas, l'expérience du maître ne devait intervenir pour détourner la bête d'un point où la pratique des choses n'indiquerait rien de commercial, car aux morceaux de choix, accueillis, bien entendu, quand ils se présentaient, mon relevé botanique préférait les misérables productions non admises au marché.

Ainsi conduite, l'herborisation souterraine fut très fructueuse. De son nez perspicace, le chien me fit indifféremment récolter le gros et le menu, le frais et le pourri, l'inodore et l'odorant, le parfumé et l'infect. J'étais émerveillé de ma collection, comprenant la majeure partie des champignons hypogés de mon voisinage.

Quelle variété de structure et surtout de fumet, qualité primordiale en cette question de flair ! Il y en a sans rien autre d'appréciable qu'un vague relent fungique, qui partout se retrouve, plus ou moins net. Il y en a qui sentent la rave, le chou pourri ; il y en a de fétides, capables d'apuantir l'habitation du collectionneur. Seule la vraie truffe possède l'arôme cher aux gourmets.

Si l'odeur comme nous l'entendons est son unique guide, comment fait le chien pour se reconnaître au milieu de ces disparates ? Est-il averti du contenu du sol par une émanation générale, l'effluve fungique, commune aux diverses espèces ? Alors surgit question bien embarrassante.

J'étais attentif aux champignons ordinaires, dont beaucoup, encore invisibles, annonçaient leur prochaine sortie en crevassant le sol. Or, en ces points, où mon regard devinait le cryptogame refoulant la terre sous la poussée de son chapeau, en ces points où la vulgaire odeur fungique était certainement très prononcée, je n'ai jamais vu le chien faire station. Il passait dédaigneux, sans reniflement, sans coup de patte. La chose cependant était sous terre, pareille de fumet à ce qu'il nous indiquait parfois.

Je revins de l'école du chien avec la conviction que le nez dénonciateur de la truffe a pour guide mieux que l'odeur telle que nous la concevons d'après nos aptitudes olfactives. Il doit percevoir en plus des effluves d'un autre ordre, pleins de mystère pour nous, non outillés en conséquence. La lumière a ses rayons obscurs, sans effet sur notre rétine, mais non apparemment sur toutes. Pourquoi le domaine de l'odorat n'aurait-il pas ses émanations clandestines, inconnues de notre sensibilité et perceptibles avec une olfaction différente ?

Si le flair du chien nous laisse perplexes en ce sens qu'il nous est impossible de dire au juste, de soupçonner même ce qu'il perçoit, du moins il nous affirme clairement quelle erreur serait la nôtre si nous rapportions tout à la mesure humaine. Le monde des sensations est bien plus vaste que ne le disent les bornes de notre impressionnabilité. Faute d'organes assez subtils, que de faits nous échappent dans le jeu des forces naturelles !

L'inconnu, champ inépuisable où s'exercera l'avenir, nous réserve des moissons auprès desquelles l'actuel connu est mesquine récolte. Sous la faucille de la science tomberont un jour des gerbes dont le grain paraîtrait aujourd'hui paradoxe insensé. Rêveries scientifiques ? — Non pas, s'il vous plaît, mais réalités indiscutables, positives, affirmées par la bête, bien mieux avantagée que nous sous certains rapports.

Malgré sa longue pratique du métier, malgré l'arôme du tubercule qu'il cherche, le rabassier ne peut deviner la truffe, qui mûrit l'hiver sous terre, à un pan ou deux de profondeur ; il lui faut le concours du chien ou du porc, dont l'odorat scrute les secrets du sol. Eh bien, ces secrets, divers insectes les connaissent, mieux encore que nos deux auxiliaires. Pour découvrir la tubéracée dont se nourrit leur famille de larves, ils possèdent un flair d'exceptionnelle perfection.

De truffes extraites de terre gâtées, peuplées de vermine et mises en état dans un bocal avec couche de sable frais, j'ai obtenu autrefois d'abord un petit coléoptère roux (Anisotoma cinnamomea Panz.), puis divers diptères, parmi lesquels un Sapromyze qui, par son mol essor, sa débile tournure, rappelle le Scatophaga scybalaria, la mouche à velours fauve, hôte paisible de l'excrément humain dans l'arrière-saison.

Celle-ci trouve sa truffe à la surface du soi, au pied d'un mur ou d'une haie, refuge habituel dans la campagne ; mais l'autre, comment sait elle en quel point, sous terre, est la sienne, ou plutôt celle de ses vers ? Pénétrer là-dedans, se mettre en recherche dans les profondeurs, lui est interdit. Ses frêles pattes, que fausserait un grain de sable à remuer ; ses ailes d'envergure encombrante dans un défilé ; son costume hérissé de soies, contraires à la douce glissade, tout enfin s'y oppose. La Sapromyze doit déposer ses oeufs à la surface même du sol, mais au lieu précis qui recouvre la truffe, car les vermisseaux périraient s'ils devaient errer à l'aventure jusqu'à la rencontre de leur provende, toujours très clairsemée.

La mouche rabassière est donc informée par l'olfaction des points favorables à ses desseins maternels ; elle a le flair du chien chercheur de truffes, et mieux encore sans doute, car elle sait de nature, n'ayant rien appris, et son rival n'a reçu qu'une éducation artificielle.

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